FONCTION ET FONCTIONNALISME

FONCTION ET FONCTIONNALISME
FONCTION ET FONCTIONNALISME

Le mot «fonction» n’a acquis qu’au XIXe siècle un sens spécialisé, d’abord en mathématiques, puis en biologie et enfin dans les sciences sociales. En mathématiques il désigne, dans son usage le plus général, toute correspondance entre deux classes d’objets, dont les variables sont, le plus souvent, numériques. En biologie, les progrès de l’étude systématique de l’organisme ont amené à établir une distinction entre les organes ou les appareils et les fonctions, qui sont l’ensemble coordonné des opérations que ces appareils effectuent pour le maintien de la vie. Ainsi, à chaque appareil ou système d’organes correspond une fonction qui concourt à l’équilibre et à la vie de l’organisme. L’étude des appareils fait l’objet de l’anatomie, celle des fonctions relève de la physiologie. Comme l’a perçu Claude Bernard, la physiologie est indispensable à la compréhension de l’organisme puisque l’anatomie ne suffit pas à constituer l’organisme en tant que totalité organique; elle n’en donne que les éléments. La conception de Claude Bernard, qui voit dans la totalité organique l’harmonie d’une totalisation de cellules individuelles, apparaît, ainsi que l’a suggéré Georges Canguilhem, comme une métaphore de la société telle qu’on la concevait à l’époque, une collection harmonieuse d’individus. C’est un des paradoxes des sciences en formation que ces emprunts de notions communes ou de modèles déjà élaborés à des disciplines voisines. Ils sont constants entre les sciences de la nature et les sciences sociales. Vers la fin du XIXe siècle, avec Spencer, la sociologie empruntera à son tour à la biologie les notions d’organisme, de structure et de fonction.

C’est donc à partir de l’idée de totalité de la société conçue comme organisme et du rôle joué par certaines de ses parties constituantes les unes par rapport aux autres ou vis-à-vis de la totalité que le fonctionnalisme se développe. Les premiers sociologues (A. Comte, H. Spencer, É. Durkheim) puisent généreusement dans les sciences de la nature pour former des expressions telles que «morphologie sociale», «structure et fonction», «milieu social», «évolution sociale», plus tard «physiologie sociale» (A. R. Radcliffe-Brown). Il convient donc d’étudier les origines des principaux concepts utilisés par le fonctionnalisme et celles de la problématique fonctionnaliste, de Spencer à Durkheim. Mais l’école fonctionnaliste proprement dite, création de l’anthropologie sociale anglo-saxonne représentée par ses deux plus illustres porte-parole, B. Malinowski et A. R. Radcliffe-Brown, mérite un intérêt spécial, sans oublier que la sociologie et l’anthropologie sociale, surtout dans les pays anglo-saxons, ont tenté de pallier les insuffisances et les défauts de la méthode fonctionnaliste. Enfin, les modèles «autorégulateurs» sont le dernier avatar du fonctionnalisme et un nouvel emprunt aux sciences de la nature, comme si le fonctionnalisme devait, pour se survivre, retourner à ses sources.

1. Des origines à la problématique durkheimienne

Un fonctionnalisme spontané

Si l’analyse fonctionnelle ne consistait qu’à relier une partie du système social à une autre partie ou à sa totalité, il est peu de travaux sociologiques qui échapperaient à cette définition. En fait, depuis que la sociologie s’est constituée comme discipline autonome, elle a été fonctionnaliste, même si elle n’en était pas consciente. Poser que la société est analysable, qu’on peut en considérer différentes parties, examiner les rapports entre ces parties et leur rôle dans la société globale, ces exigences ont été satisfaites par tous les sociologues, de Karl Marx à Talcott Parsons, et par beaucoup d’ethnologues. Un certain consensus concernant les éléments pertinents de la société s’est dégagé, bien que le centre d’intérêt se soit progressivement déplacé des institutions normatives déjà données dans la pratique sociale (par exemple les systèmes juridiques et politiques chers aux «philosophes» du XVIIIe siècle, en particulier à Montesquieu) aux systèmes latents qui n’apparaissent qu’au terme d’une opération de décryptement révélant sous la banalité des conduites et des motivations sociales un sens nouveau et éclairant, qui va souvent à l’encontre du sens commun. Il en est ainsi de la découverte par Marx des concepts de mode de production et de rapports sociaux de production à partir de la monnaie et de la marchandise, évidentes dans leur immédiateté mais dont la signification reste confuse. De même, L. H. Morgan et les historiens du droit britanniques et allemands mettent en lumière la rationalité des systèmes de parenté – jusqu’alors collections embrouillées de termes incompréhensibles –, même s’ils ne font que ramener le donné «exotique» au donné historique, faisant du premier, par le biais de l’évolutionnisme, l’antécédent de notre société.

Vie sociale et évolution

Les postulats et les présupposés premiers de la sociologie sont ainsi en partie ceux du fonctionnalisme. Comment se sont-ils constitués? Le philosophe anglais Herbert Spencer (1820-1903), parfois considéré comme le père de la sociologie, a réalisé, avant même que la théorie de l’évolution fût exprimée par Darwin, la synthèse de deux grands courants de pensée, le transformisme dans la vie organique, formulé par Lamarck, et l’idée du progrès des sociétés humaines, chère aux philosophes européens du XVIIIe siècle. Son mérite a été de considérer que le développement de la vie organique et celui de la vie sociale de l’homme n’étaient que deux aspects d’un même processus, l’évolution. Ce processus est naturel; il est donc soumis à des lois naturelles. La vie organique se développe par complexification suivant les lois de divergence et de progrès de l’organisation: on peut envisager l’évolution sociale de manière analogue, bien que le supra-organique ne dépende plus directement de l’organique. La science sociale vise à fournir «des données qui soutiennent avec ses conclusions le même rapport que les exposés des structures et fonctions des différents types d’animaux soutiennent avec les conclusions du biologiste. La science de la vie n’avait pu faire aucun progrès jusqu’à ce que de telles descriptions systématiques des différentes espèces d’organismes aient permis de comparer les relations, les formes et actions et les modes d’origine de leurs parties» (Descriptive Sociology , 1873, introduction). Par cette analogie, Spencer pose les fondements de la « morphologie sociale» conçue comme l’étude comparative des institutions ayant même fonction dans les différentes sociétés et visant à établir une classification de ces dernières. La sociologie, science généralisatrice, a donc pour but d’établir les lois naturelles de l’évolution sociale. Les institutions ont pour Spencer des fins biologiques, la survie et la propagation de l’espèce. L’homme, être biologique et psychologique, a conscience de ces fins, conscience qui se traduit par le «besoin d’un plus grand bonheur», ce qui rappelle beaucoup le moteur fondamental de l’humanité selon Auguste Comte, qui pousse l’homme à améliorer sans cesse sa condition.

Régularité des formes sociales

De toutes les critiques adressées à la sociologie de Spencer, celles du sociologue français Émile Durkheim (1858-1914) sont sans aucun doute les plus décisives en ce qu’elles dévoilent clairement le caractère préscientifique du finalisme spencérien. Durkheim établit d’abord que finalité n’est pas causalité. «La plupart des sociologues croient avoir rendu compte des phénomènes une fois qu’ils ont fait voir à quoi ils servent, quels rôles ils jouent. On raisonne comme s’ils n’existaient qu’en vue de ce rôle et n’avaient d’autre cause déterminante que le sentiment, clair ou confus, des services qu’ils sont appelés à rendre» (Les Règles de la méthode sociologique , 1895). Or, il ne suffit pas de postuler l’existence d’une finalité commune à tous les hommes, encore faut-il s’assurer qu’elle existe. La simple observation montre bien plutôt l’infinie variété des buts humains, selon les sociétés: «Il n’est pas de fins et moins encore de moyens qui s’imposent nécessairement à tous les hommes.» Si l’évolution sociale était finaliste, on aboutirait à une situation déroutante avec autant d’institutions que de fins, toutes différentes les unes des autres. Au contraire, ce qui frappe Durkheim, comme d’autres sociologues avant lui, y compris Spencer, c’est l’existence d’un grand nombre de régularités et de formes communes à beaucoup de sociétés, qu’on peut ramener à un nombre restreint de types ou «espèces sociales». Si Spencer et le finalisme avaient raison, on aurait donc un résultat opposé aux prédictions de la théorie, ce qui la rend absurde.

Durkheim montre par ailleurs qu’une fin individuelle ne peut en rien être la cause d’une institution; en effet, pour qu’une chose quelconque soit ressentie comme utile, elle doit exister déjà socialement, si peu que ce soit, ou alors il faut faire la supposition, purement mystique, que toutes les fins, dans leur diversité, existaient déjà «quelque part» en l’homme. Si elle existe socialement, cette fin est elle-même causée, elle n’est donc pas une cause efficiente, mais un simple relais entre deux phénomènes sociaux. «En sociologie, comme en biologie, l’organe est indépendant de sa fonction.» Le besoin ne peut tirer des institutions – pas plus que des organes – du néant.

La méthode de Durkheim

De cette critique, Durkheim tire un certain nombre de conclusions de méthode qui fondent la sociologie comme science autonome et instaurent la problématique fondamentale du fonctionnalisme sans toutefois lui donner encore ce nom. On peut résumer ainsi ces principes de base:

– Un phénomène social ne peut s’expliquer par sa fonction: il faut distinguer la cause efficiente de la fonction. La fonction se définit non pas en termes de fins psychologiques utilitaires, mais par les besoins de l’organisme social.

– Il faut chercher l’explication des phénomènes sociaux dans d’autres phénomènes sociaux et non dans la psychologie individuelle. Il en va de même pour les fonctions.

– Les phénomènes sociaux ont leur origine dans la «constitution du milieu social interne», c’est-à-dire dans la structure totale de la société considérée. On voit ainsi que le système social total détermine en partie les phénomènes sociaux, coutumes et institutions.

L’apport de Durkheim est essentiel, non seulement parce qu’il établit les principes nécessaires à l’analyse scientifique de la société, mais parce qu’il a formulé les concepts fondamentaux du fonctionnalisme et mis en garde, d’avance, contre certains de ses écueils épistémologiques. Il peut donc sembler paradoxal que lui-même n’ait pas toujours su éviter les dangers qu’il exposait si lucidement. Malgré la distinction qu’il pose entre l’analyse historique ou génétique (les causes antécédentes) et l’analyse fonctionnelle, il reste prisonnier d’un évolutionnisme spencérien dans son étude des religions australiennes où il confond religion simple et religion élémentaire: si la religion totémique australienne est à la fois simple et complète (puisqu’elle contient les éléments de toute religion), alors elle est justiciable d’une analyse fonctionnelle; mais si elle est élémentaire, au sens de primordial, parce qu’elle est «la plus simple qui soit actuellement connue», on ne peut jamais être sûr qu’elle ne relève pas d’une analyse historique, puisqu’on pourrait soit concevoir, soit rencontrer ailleurs et plus tard des formes plus élémentaires. Il y a là une ambiguïté entre les deux méthodes qu’on retrouve encore chez Durkheim, notamment à propos de la nature des « représentations collectives»: ce sont des «choses», «systèmes d’idées objectivées», donc passibles d’une analyse fonctionnelle, et ce sont aussi des phénomènes psychiques, donc pensables, qu’il est possible de «reconstruire» de manière hypothético-déductive. Pas plus que Spencer, Durkheim n’a pu concevoir de finalité autre que consciente et n’a une position univoque sur la nature des représentations collectives: parfois systèmes idéologiques, parfois vagues «sentiments sociaux».

Il revient à Marcel Mauss (1872-1950), son continuateur dans l’école française, d’insister sur les apports théoriques de la psychologie des profondeurs qui établit des médiations entre les consciences individuelles et les institutions sociales, par le jeu réciproque des phénomènes conscients et des «désirs latents» (Freud). Par ailleurs, la découverte des structures linguistiques (école de Prague, Edward Sapir) inconscientes permet au fonctionnalisme moderne d’aborder le domaine symbolique, souvent négligé par Durkheim.

2. Les fonctionnalismes proprement dits

Ce n’est pas un des moindres paradoxes de l’histoire des sciences sociales que les créateurs du terme et de l’école aient relativement moins contribué à la théorie du fonctionnalisme que Durkheim. Cependant, ils ont le mérite d’avoir mis en pratique dans leur travail d’ethnologue la méthode fonctionnaliste et de l’avoir systématisée à partir de cette expérience directe. Cela explique peut-être l’exceptionnel renom de Malinowski de son vivant, et même sa vogue, et la solide réputation de Radcliffe-Brown, qui a mieux résisté à l’oubli posthume. Cette gloire n’a pas été sans malentendus théoriques et les néo-fonctionnalistes ont eu parfois le sentiment d’être en possession d’un héritage de valeur douteuse.

L’ambiguïté de la causalité et de la finalité (Malinowski)

Bronislaw Malinowski (1884-1942), qui se distingue, de même que Radcliffe-Brown et à la différence de la plupart des ethnologues et des sociologues qui les ont précédés, par la pratique concrète de l’étude ethnographique, fut un ethnographe remarquable et l’ethnologie moderne lui doit d’avoir formulé beaucoup de règles d’enquête sur le terrain. S’opposant énergiquement aux écoles évolutionnistes, diffusionnistes et historicistes, il trouve en Durkheim un guide et le baptise «père du fonctionnalisme». Il s’agissait pour lui d’affirmer le primat de la totalité de chaque culture, telle que l’ethnologue la découvre empiriquement. Cet empirisme n’est toutefois qu’une étape de sa démarche: la totalité est conçue comme un système intégré, où chaque élément, institution, coutume, norme, joue un rôle dans la mesure où il satisfait un besoin humain biologique. Les institutions sociales ont certains effets, ces effets sont intentionnels puisqu’ils proviennent de l’individu qui, selon Malinowski, est en tout temps et en tout lieu un être rationnel, pragmatique. En dépit de l’hommage rendu à Durkheim, Malinowski ne résout pas l’épineuse ambiguïté de la causalité: si l’explication se résume à rendre compte des institutions par des besoins fondamentaux, biologico-psychologiques, comment peut-on déterminer chacun d’eux? Comment, s’il est individuel, un besoin peut-il faire naître une institution et selon quels critères peut-on établir ces besoins? En fait, Malinowski ne parvient à résoudre aucun de ces problèmes, l’inventaire est, en fin de compte, affaire d’intuition personnelle. Car, une fois définis les besoins purement biologiques (subsistance, défense, reproduction, etc.) sur lesquels un accord est concevable, il lui faut alors recourir à des besoins dérivés, ou secondaires, les «impératifs instrumentaux» dont il donne une liste: l’impératif d’un système économique, d’un code normatif, d’une organisation politique et d’un appareil éducatif. Mais qui ne voit que l’on pourrait y ajouter d’autres impératifs, en fonction des exigences d’une explication ad hoc?

Bien plus, ces besoins sont déjà institutionnellement déterminés, et leur détermination peut varier avec chaque société. On aboutit ainsi à une explication au mieux téléologique, mais le plus souvent purement tautologique. Les primitifs ont autre chose à faire que de philosopher, dit Malinowski, leurs institutions ont des fins pratiques. On peut se demander si cette conception, qui aboutit à accorder un rôle secondaire à tous les systèmes symboliques (parenté, cérémonial, mythologie, cosmologie) ne reflète pas plutôt le pragmatisme de Malinowski lui-même. En tout cas, si son intuition a été si féconde dans le travail de terrain, il l’a trahie dans ses élaborations théoriques au point de faire perdre à son système une grande partie de sa valeur scientifique.

Le fonctionnalisme structuraliste (Radcliffe-Brown)

Alfred R. Radcliffe-Brown (1881-1955), qui réagit contre les mêmes courants de pensée que Malinowski, propose avec plus de rigueur un système d’interprétation qu’il appelle fonctionnaliste-structuraliste. Non seulement il envisage la vie sociale d’un peuple comme un tout intégré, mais cette totalité est structurée, puisqu’elle est constituée par l’ensemble des relations normatives, «structurales», entre individus, et elle est fonctionnelle, puisqu’elle en assure l’équilibre et la survie. «La fonction d’une activité quelconque est le rôle qu’elle joue dans la vie sociale comme un tout et donc la contribution qu’elle exerce au maintien de la continuité structurale.» C’est dans son unité et sa totalité qu’une société révèle sa fonction générale, et grâce à l’existence de structures sociales, abstraites du contexte empirique des relations sociales, ayant une même fonction, on peut valablement comparer les différents sous-systèmes sociaux. Radcliffe-Brown doit beaucoup à Spencer dans la mesure où il reprend l’analogie entre la physiologie des espèces et celle de la société. Son objectif est d’aboutir d’abord à une typologie des «espèces» sociales, puis, par les mêmes procédés d’induction propres aux sciences physiques et naturelles, à l’établissement de lois générales. Les différentes formes que prennent les phénomènes permettent de remonter empiriquement, par l’examen d’un nombre suffisant d’entre elles, aux lois qui régissent ces phénomènes.

Radcliffe-Brown prétend ainsi fournir une explication scientifique par la méthode comparative, fondée, en dernière analyse, sur un schéma fonctionnaliste de la société. Il est indéniable que certains des principes heuristiques proposés, comme celui de l’unité des germains (siblings ), ont, dans une aire ethnographique définie, fait progresser la compréhension des systèmes de parenté. De même, le traitement systématique de la parenté constitue un progrès théorique; il utilise toutefois la notion de structure plus que celle de fonction. Néanmoins, sa conception de la structure sociale comme donnée empirique, c’est-à-dire comme norme juridique ou para-juridique régissant les rapports interpersonnels, privilégie l’aspect intégratif de la société globale, le contrôle social, aux dépens des tensions, des déséquilibres et des conflits réels. Si Radcliffe-Brown en reste au plan des généralités quand il parle de besoins sociaux (et non plus individuels comme Malinowski) que satisfont les institutions, il n’échappe pas cependant aux pièges de la téléologie. Dans ses analyses des rites et du totémisme, en particulier, il propose la notion de «valeur rituelle», qui se réduit à une «valeur sociale» spécifique, et celle-ci revient à un intérêt collectif ou à une somme d’intérêts individuels. Les hommes s’associent dans les cérémonies parce qu’ils éprouvent un intérêt à s’associer. On voit réapparaître ici la tautologie formelle que Durkheim et surtout Malinowski n’ont pas évitée.

Finalement, la fonction, selon Radcliffe-Brown, c’est de «faire faire un travail aux structures» de telle sorte qu’elles se maintiennent en l’état. Il y a une distorsion dans ce modèle, puisque l’attention privilégiée portée aux normes sociales plutôt qu’aux conduites observables valorise la stabilité, l’équilibre et l’intégration. Radcliffe-Brown a beau proposer une définition de degrés divers d’intégration: eunomie, dysnomie, anomie (et des états psychologiques qui y correspondent), le problème principal demeure celui du passage d’un de ces états à l’autre, problème que la théorie passe sous silence, et de la possibilité même d’un modèle fonctionnaliste pour une société anomique. Bien que la représentation de la société selon Radcliffe-Brown se rattache explicitement à l’organicisme, elle évoque plutôt l’image mécaniste d’une sorte de mouvement perpétuel.

Idéologie et pratique sociale

La génération d’ethnologues qui a suivi celle de Malinowski et de Radcliffe-Brown a remis en question le fonctionnalisme. Pour Edmund R. Leach, la seule totalité cohérente, c’est le modèle de l’ethnologue, et le fonctionnalisme fait prendre un modèle pour une réalité, alors que celle-ci est faite d’incohérences. La tâche de l’ethnologue n’est pas de ramener les faits sociaux à un équilibre tout normatif, donc idéal, mais d’en rendre compte en explicitant le rapport entre idéologie (le système des normes) et pratique sociale (le système des conduites), rapport qui est dynamique par nature. Le recours à des impératifs fonctionnels, besoins fondamentaux ou pre-requisits , n’est-il pas un des avatars de ce qu’on nomme la «nature humaine»? Mais cette prénotion est obscure, chargée de valeurs, et donc ne peut être en aucun cas principe d’explication. Si l’on se réfère aux critères de «scientificité» établis par Durkheim, on doit conclure que ni le fonctionnalisme de Malinowski, qui revient au finalisme, ni celui de Radcliffe-Brown, qui viole le principe de méthode posé par Montesquieu (en prenant pour la loi naturelle la norme sociale établie intentionnellement), ne proposent de véritable explication.

3. Le renouveau fonctionnaliste

L’effort épistémologique

À la suite de Malinowski et de Radcliffe-Brown, et souvent grâce à leur enseignement de nature quelque peu «charismatique», une génération de sociologues et d’ethnologues adopta l’essentiel de l’héritage fonctionnaliste. Aux États-Unis, Sol Tax, R. Redfield, Margaret Mead, R. K. Merton, Talcott Parsons participent du fonctionnalisme. En Angleterre, R. Firth, A. Richards, I. Schapera, R. Piddington, H. I. Hogbin, M. Gluckman sont fortement influencés par l’enseignement des deux maîtres. Toutefois, au fur et à mesure que les études de terrain se multiplient, les problèmes épistémologiques s’accumulent. La méthode structuraliste de Radcliffe-Brown est reprise par Claude Lévi-Strauss, mais transformée par l’apport récent de la linguistique structurale et «dépouillée» de certains de ses présupposés organicistes. L’abondance des travaux placés sous le signe du fonctionnalisme, de façon intentionnelle ou non, conduit à une tentative de définition rigoureuse des concepts employés et de la méthode suivie.

Robert K. Merton, sociologue et théoricien, essaie de résoudre le problème de l’intentionnalisme en distinguant deux types de fonctions, les fonctions manifestes (intentionnelles et reconnues) et les fonctions latentes (non intentionnelles et non reconnues ou intentionnelles et non reconnues), et pose par ailleurs les postulats de toute analyse fonctionnelle: tout élément ou partie du tout est fonction de l’ensemble du système (social ou culturel); chaque élément a une fonction sociale manifeste ou latente; les éléments, ayant une fonction, sont donc indispensables. Il admet la possibilité déjà envisagée par Durkheim qu’un «élément» social puisse ne pas avoir de fonction, être une simple survivance d’un état antérieur. Les critiques américains du fonctionnalisme (A. L. Kroeber, R. H. Lowie) avaient beaucoup insisté sur l’hétérogénéité des cultures réelles et sur la possibilité de survivances, d’emprunts, d’éléments «polyfonctionnels». Merton et Kluckhohn soulignent aussi la possibilité d’«équivalences fonctionnelles», c’est-à-dire le fait que dans certaines conditions des institutions nouvelles en remplacent de plus anciennes dans une fonction donnée, ou, en d’autres termes, dans la satisfaction d’un même impératif fonctionnel (functional pre-requisit ). Ces impératifs fonctionnels, postulés a priori, permettent d’«expliquer» les sous-systèmes socio-culturels et sont la condition d’existence de la société considérée. Le paradigme n’est pas différent de celui de Malinowski et de Radcliffe-Brown: on explique toujours un phénomène par ses effets.

Le modèle de Merton, même s’il permet une description plus adéquate des fonctions parce que ses concepts permettent des distinctions plus fines, se caractérise toujours par le présupposé de la «statique» sociale, excluant la possibilité du changement. La question soulevée par Durkheim à propos des fins sociales n’est pas résolue par la distinction de Merton, puisque les fins manifestes sont justement des manifestations idéologiques et qu’on voit mal comment elles pourraient fonder les impératifs (ou pre-requisits ) généraux du système. Enfin, le dénombrement des pre-requisits se heurte aux mêmes difficultés que la liste des besoins selon Malinowski. Deux des pre-requisits les plus communément utilisés (T. Parsons, R. F. Bales, R. K. Merton, C. Kluckhohn), l’adaptation et l’intégration, posent de sérieux problèmes de définition. Si l’adaptation n’est pas définie spécifiquement, elle garde alors la signification évolutionniste, et l’analyse devient parfaitement arbitraire, puisque le chercheur peut, à son gré, décider que l’élément existe et se maintient «parce qu’il est adaptatif». Mais, si l’on définit précisément l’adaptation comme la survie d’un organisme social, on introduit subrepticement le postulat douteux de la stabilité et de l’équilibre sociaux. Si l’on tente de donner un contenu plus délimité et plus spécifique à cette notion, par exemple en présupposant qu’«il y a une tendance universelle à maximiser la production de nourriture» (Marvin Harris), on peut sans doute aboutir à une approximation du «degré» d’adaptation fonctionnelle de telle ou telle société. Mais cette hypothèse ne résiste pas à l’expérience, et elle implique l’idée d’une sélection naturelle des formes d’organisation sociale, ce qui est un retour aux analogies incontrôlables de Spencer. Les problèmes que pose l’intégration sont également difficiles: y a-t-il des sociétés intégrées? Comment peut-on mesurer l’intégration? La notion de functional fit ou cohésion fonctionnelle n’est rien d’autre que l’absence de conflit, ce qui est fort vague et peu susceptible d’être quantifié.

Malgré un effort épistémologique incontestable, des définitions plus rigoureuses et une méthodologie mieux explicitée, l’analyse fonctionnelle ne change pas de nature. On peut citer, parmi beaucoup d’œuvres néo-fonctionnalistes, la théorie sociologique de Talcott Parsons qui retient l’attention par ses ambitions généralisatrices et son apparent formalisme. Parsons classe les régularités sociales (social patterns ) selon quatre impératifs fonctionnels: l’intégration, l’adaptation, le maintien des régularités latentes et la visée d’un but (goal attainment ). Les objections faites à Malinowski valent ici, d’autant plus que cette théorie valorise le statu quo, renonce pratiquement à rendre compte des changements dans le système et met l’accent sur l’adaptation sociale. Cependant, en réponse à ces critiques, Parsons tente de modifier son système, prétendant que la biologie fournit un modèle de changement à l’intérieur de certaines limites, sans exclure l’action de l’environnement. Ainsi, un modèle «biologique» prévoit des variations, une sélection, un contrôle... On peut se demander s’il est possible de sauver ainsi le fonctionnalisme.

Systèmes complexes et modèles autorégulateurs

Les tentatives de formalisation du fonctionnalisme visent à créer des modèles applicables aux faits sociaux par analogie avec un type de modèle utilisé en cybernétique et en biologie moderne. Il s’agit des modèles autorégulateurs ou homéostatiques. Norbert Wiener définit ainsi ce modèle de fonctionnement des machines cybernétiques: «Une machine d’une structure plutôt aléatoire et fortuite (rather random and haphazard ) aura certaines positions proches de l’équilibre, et d’autres loin de l’équilibre. Les états proches de l’équilibre dureront, de par leur nature même, longtemps, tandis que les autres n’apparaîtront que momentanément. Le résultat est que [...] nous avons une apparence d’intentionnalité (purposefulness ) dans un système qui n’est pas construit pour une fin donnée, simplement parce que l’absence de finalité est par sa nature même transitoire. Bien sûr, à long terme, la grande finalité triviale de l’entropie maximale apparaît comme la plus durable de toutes.» (The Human Use of Human Beings , 1954).

Ainsi, des positions de quasi-équilibre peuvent se manifester par hasard et durer relativement longtemps. Il est possible d’ajouter à une machine de ce genre un mécanisme d’autorégulation qui lui permette de maintenir ses écarts entre certaines limites prévues (le thermostat en est un exemple simple). On peut donc construire un modèle qui décrive comment les variables d’un système sont en relation d’interdépendance, de telle sorte qu’elles se maintiennent dans cette relation et/ou dans un état donné du système. Le modèle proposé par E. Nagel pour les faits sociaux a l’avantage de n’être lié à aucun contenu empirique et d’impliquer à leur sujet un nombre restreint de postulats compatibles, semble-t-il, avec les exigences minimales de l’analyse sociologique.

Cependant, en dépit de l’incontestable élégance des modèles homéostatiques, on peut se demander si les phénomènes sociaux sont aussi facilement décomposables en unités discrètes que les phénomènes biologiques. Les «espèces sociales» n’ont guère changé de statut épistémologique depuis Durkheim; il est toujours aussi problématique de déterminer les éléments pertinents du système social. Par ailleurs, même en supposant ce problème résolu, l’application du modèle à un système spécifique ne prouverait rien d’autre que l’existence de certaines relations, dont la nature et le sens ne peuvent être précisés, entre les éléments en condition d’équilibre donné. Il faudrait, pour établir une «loi fonctionnelle», ou bien qu’une hypothèse soit proposée – mais alors on est ramené à la question de Durkheim sur l’expérience bien faite –, ou bien qu’on examine une infinité de systèmes empiriques – et les problèmes de l’induction telle que la propose Radcliffe-Brown et ceux des limites de la comparaison réapparaissent. En fait, les modèles homéostatiques n’ont guère été utilisés que inter alia, c’est-à-dire en combinaison avec l’appareil fonctionnaliste classique, ce qui limite la valeur «scientifique» de l’outillage conceptuel.

Le fonctionnalisme classique, avec ses présuppositions implicites d’équilibre, d’intégration et de stabilité, a résisté aux attaques et aux critiques des sociologues et des ethnologues qui considèrent le changement, les conflits, les dysfonctions comme le donné empirique premier. La sociologie (G. Simmel, Karl Marx, L. A. Coser) a construit des appareils théoriques fondés sur l’hypothèse de contradictions inhérentes à la vie sociale, et certains sociologues ont contesté la validité des interprétations fonctionnalistes au nom de ces contradictions. De même, l’expérience des ethnologues depuis l’école fonctionnaliste a mis l’accent sur les changements affectant les sociétés «primitives» et sur leur dynamique propre, plus que sur leur miraculeux équilibre. Plus que ces débats souvent stériles et presque toujours académiques, il convient d’examiner la capacité heuristique des modèles fonctionnalistes. On a vu que l’analyse fonctionnaliste, dès qu’elle prétendait à l’explication générale, aboutissait soit à des truismes, soit à des affirmations valides mais relatives à une situation donnée. Les mises en garde de Durkheim n’ont pas empêché les sociologues et les ethnologues (et Durkheim le premier) de commettre les erreurs mêmes qu’il tentait de prévenir. Les modèles les plus récents empruntés à la pratique de la biologie (comme l’avait été le fonctionnalisme à l’origine) permettront peut-être d’établir des lois fonctionnelles, au sens mathématique, parce qu’ils dépassent l’antinomie entre structure et fonction.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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